
Les relations entre l’Arménie et l’Iran sont l’exemple rare d’un voisinage qui a survécu à des bouleversements géopolitiques majeurs en préservant une continuité de fond, ce lien court le long du fleuve Araxe et d’un tronçon frontalier modeste par sa longueur mais décisif par ses usages, il porte des enjeux de sécurité, d’énergie et de commerce, il protège aussi une grammaire régionale où la prudence compte autant que l’affirmation de puissance, depuis deux ans la petite frontière a pris des allures de ligne de vie pour Erevan et de ligne rouge pour Téhéran, et l’actualité récente ne fait qu’aiguiser ce contraste, car le projet de transit entre l’Azerbaïdjan et son exclave du Nakhitchevan, placé au cœur d’un compromis politique et économique négocié à Washington, oblige désormais Arméniens et Iraniens à expliciter leurs intérêts, leurs craintes et leurs conditions de coexistence, tout en réinventant leurs coopérations dans l’énergie et la logistique.

L’accord arméno azéri parrainé début août par les Etats Unis prévoit un axe de communication traversant le sud de l’Arménie, il opère une rupture dans la sémantique régionale puisqu’il remplace la logique de corridor extraterritorial par un tracé sous souveraineté arménienne avec un rôle d’opérateur et de développement confié à des acteurs américains, les promoteurs y voient une voie de désescalade entre Bakou et Erevan accompagnée d’investissements en rail, route et énergie, les opposants y lisent l’installation d’une présence occidentale durable dans un espace que la Russie et l’Iran considéraient jusqu’ici comme une zone d’influence semi close, dans ce balancement s’expriment deux préoccupations iraniennes, la préservation du contact terrestre avec l’Arménie et l’évitement d’une infrastructure gérée par des forces extérieures au voisinage immédiat de sa frontière nord-ouest, ces préoccupations se sont traduites par des avertissements publics et des échanges diplomatiques intenses avec Erevan, de son côté le gouvernement arménien répète que tout tracé restera contrôlé par ses autorités et ses forces, la lettre de l’accord, à ce stade, accorde à l’Arménie la pleine souveraineté sur l’ouvrage et sa sécurité, ce point est central dans le dialogue avec Téhéran.
Téhéran considère la question de Zanguezour comme un enjeu stratégique majeur. Perdre le contact frontalier direct avec l’Arménie affaiblirait l’accès de l’Iran au Caucase et à l’Eurasie, tout en profitant au duo Turquie Azerbaïdjan, dans un contexte déjà tendu avec Bakou. L’Iran fixe donc des lignes rouges contre toute forme d’extraterritorialité, pour empêcher l’installation d’acteurs étrangers, surtout à dimension militaire, près de sa frontière. En parallèle, il reste ouvert si la future voie reste pleinement sous souveraineté arménienne et intégrée à des accords régionaux non exclusifs. Cette position a été répétée tout l’été lors des consultations avec Erevan.
L’environnement de sécurité régional se complexifie encore avec la présence de la mission civile européenne de surveillance en Arménie, déployée le long de la frontière avec l’Azerbaïdjan, sa prorogation et son éventuelle montée en puissance constituent un signal du pivot progressif d’Erevan vers l’Union européenne, les autorités azerbaïdjanaises contestent cette mission, Téhéran s’en accommode avec vigilance, pour l’Arménie elle a une fonction de réassurance dans les districts frontaliers sensibles, il demeure que l’équation stratégique d’Erevan n’est plus la même que dans les années précédentes, la Russie, partenaire traditionnel, a perdu du crédit aux yeux d’une partie de la société et des élites politiques arméniennes, et l’UE occupe une part croissante de l’espace diplomatique et sécuritaire, tout en restant loin d’une garantie de défense explicite.
La relation arméno iranienne ne repose pas seulement sur l’équation sécuritaire, elle s’est étoffée au fil du temps autour d’un troc énergétique devenu structurel, l’oléoduc n’est pas le cœur de l’histoire, c’est le gazoduc iran arménien et l’échange gaz contre électricité, opérationnel depuis 2009, qui constituent la charpente, l’Arménie livre des kilowattheures produits sur son territoire en échange de volumes de gaz fournis par l’Iran, le cadre contractuel a été prolongé et optimisé, et un troisième interconnecteur à haute tension est en cours d’achèvement, ce dernier doit tripler la capacité d’échange électrique et porter la flexibilité du système arménien à des niveaux qui réduisent une partie des vulnérabilités perçues, ces éléments comptent doublement, économiquement puisque l’énergie bon marché sécurise la compétitivité, politiquement car ils matérialisent une interdépendance difficile à reconfigurer à court terme, même si Erevan diversifie ses sources.
L’autre pilier est logistique et eurasiatique, l’Arménie et l’Iran se parlent en termes de couloirs non exclusifs, ni corridor diplomatiquement toxique, la clé se nomme corridor de transport Nord Sud et ports iraniens, l’accès d’opérateurs arméniens aux installations de Chabahar et de Bandar Abbas offre une promesse de continuité commerciale vers l’Inde et l’Asie du Sud, elle prend sens si l’autoroute arménienne dite Nord Sud, notamment la section montagneuse de Syunik, est livrée dans des délais raisonnables, des entreprises iraniennes sont d’ailleurs présentes sur des lots critiques de cet axe, la logique est claire, plus l’Arménie se connecte au sud en passant par l’Iran, plus l’Iran sécurise son propre rôle de trait d’union face aux tentations d’encerclement logistique, cet agenda n’exclut pas des liens avec l’UE ni des échanges avec la Géorgie, il cherche au contraire une multiplicité de routes qui immunise contre les chocs politiques, c’est l’un des rares points où les intérêts d’Erevan et de Téhéran convergent presque sans réserve.
Au plan symbolique l’Iran a officialisé en 2022 l’ouverture d’un consulat général à Kapan, capitale régionale de Syunik, ce geste était un message autant qu’un service consulaire, il signifiait que Téhéran s’implante durablement dans la zone qu’il considère comme tampon et passerelle, au même moment des exercices militaires ont eu lieu près de l’Araxe, ils rappelaient que la diplomatie iranienne s’appuie sur un dispositif de dissuasion, l’Arménie a interprété ce jeu de présence comme une assurance minimale au moment où ses relations avec Moscou se crispaient et où Bakou durcissait ses demandes, les autorités iraniennes ont maintenu ce cap, en combinant proximité politique et fermeté sur la géographie.
L’actualité de la semaine accentue la densité de cette trame, la visite à Erevan du président iranien Massoud Pezeshkian a donné lieu à une série d’accords techniques sur la normalisation, la certification et les régulations, mais surtout à une mise au point publique sur le futur axe arméno azerbaïdjanais, Téhéran dit avoir reçu de nouvelles garanties, notamment l’absence de forces étrangères et la primauté des contrôles arméniens, Erevan insiste sur le caractère souverain et non extraterritorial du projet et sur l’intérêt à long terme d’une désescalade commerciale avec Bakou, ces signaux n’effacent pas les divergences mais ils fixent un terrain de négociation qui ménage la relation bilatérale iran arménienne, l’économie en sort gagnante puisque les deux capitales évoquent aussi le doublement des capacités aux postes frontaliers et l’objectif d’augmenter rapidement les échanges commerciaux.

Reste une variable qui déborde l’axe Erevan Téhéran, le repositionnement stratégique de l’Arménie depuis 2023, la ratification du Statut de Rome et les crispations avec l’allié russe de l’Organisation du traité de sécurité collective ont accéléré une recherche d’ancres nouvelles, l’Union européenne a proposé de la présence civile et des fonds, les Etats Unis offrent une médiation et des projets d’infrastructure qui redessinent les cartes, l’Iran s’ajuste à ce mouvement en privilégiant des coopérations de proximité, l’objectif arménien est de transformer les dépendances héritées en interdépendances choisies, l’objectif iranien est d’éviter l’isolement dans le Caucase tout en tirant parti d’une Arménie devenue hub énergétique et routier du Nord Sud, ces trajectoires peuvent converger si la sécurité du Syunik est maintenue et si la rhétorique d’extraterritorialité est définitivement écartée.
Reste une variable qui déborde l’axe Erevan Téhéran, le repositionnement stratégique de l’Arménie depuis 2023, la ratification du Statut de Rome et les crispations avec l’allié russe de l’Organisation du traité de sécurité collective ont accéléré une recherche d’ancres nouvelles, l’Union européenne a proposé de la présence civile et des fonds, les Etats Unis offrent une médiation et des projets d’infrastructure qui redessinent les cartes, l’Iran s’ajuste à ce mouvement en privilégiant des coopérations de proximité, l’objectif arménien est de transformer les dépendances héritées en interdépendances choisies, l’objectif iranien est d’éviter l’isolement dans le Caucase tout en tirant parti d’une Arménie devenue hub énergétique et routier du Nord Sud, ces trajectoires peuvent converger si la sécurité du Syunik est maintenue et si la rhétorique d’extraterritorialité est définitivement écartée.
N’oublions pas la contrainte du terrain, les violences sporadiques et la pression militaire conservent un pouvoir de veto sur les plans les mieux conçus, la province arménienne du Syunik vit au rythme des bruits de tirs et des intrusions signalées, chaque incident remet à nu la fragilité des arrangements, l’Iran observe ces signaux de risque car une reprise des affrontements aurait des conséquences immédiates sur ses propres axes commerciaux et sur sa sécurité frontalière, c’est une raison de plus pour la diplomatie iranienne de tenir ensemble le principe et le pragmatisme, le principe, pas d’affaiblissement du contact direct avec l’Arménie, le pragmatisme, oui à des projets s’ils restent sous contrôle arménien et s’ils s’intègrent à des corridors ouverts, l’Arménie, elle, cherche une dissuasion par la connectivité et par la présence civile internationale, l’équation reste délicate mais non insoluble.
Sur le plan économique une fenêtre d’opportunité s’ouvre pourtant, la montée en puissance de l’interconnexion électrique, si elle est livrée dans les temps, permettra d’absorber davantage de gaz iranien dans le schéma d’échanges, l’acheminement d’équipements et de matériaux via l’Iran pourra compenser des fermetures ou des ralentissements sur d’autres routes, l’exploitation d’un second pont sur l’Araxe et la modernisation des terminaux frontaliers sont discutées entre les deux gouvernements, une telle politique d’ouvrages modestes mais utiles peut produire des effets politiques supérieurs à son apparente technicité, elle crédibilise les discours de stabilité et elle aligne des intérêts économiques qui, en se répétant, deviennent résilience, dans ce registre l’Arménie et l’Iran disposent d’un capital de confiance qu’il ne faut ni surestimer ni sous estimer, il vaut surtout par sa régularité.
Le débat conceptuel sur les corridors mérite un mot, car il structure malentendus et crispations, pour Bakou le corridor est un droit d’usage quasi autonome qui garantit une continuité territoriale avec le Nakhitchevan, pour Erevan le mot corridor est piégé car il suggère une atteinte à la souveraineté, pour Téhéran la vigilance porte sur toute forme d’extraterritorialité et de présence étrangère à proximité immédiate de sa frontière, l’accord fraîchement annoncé tente une voie médiane, un tracé et des installations sur sol arménien sous contrôle arménien, des opérateurs de développement étrangers sans prérogatives régaliennes, si cette articulation est tenue dans la durée, l’Iran peut y trouver des garanties suffisantes, et même des gains, en devenant la voie méridionale naturelle des flux liés à l’Arménie, à condition que ces flux ne se substituent pas au Nord Sud mais s’y connectent, la diplomatie arménienne joue avec des garde fous qui demandent constance et pédagogie, la diplomatie iranienne répond avec un mélange d’orthodoxie stratégique et de flexibilité commerciale.
L’élément le plus sensible demeure la confiance politique, pour la renforcer, l’idée d’un mécanisme trilatéral discret entre l’Arménie, l’Iran et l’Union européenne sur la sécurité des infrastructures frontalières mérite d’être explorée, non comme substitut aux discussions arméno azerbaïdjanaises mais comme filet de sécurité, les capitales pourraient y agréger transparence technique, partage d’alertes et inspections de routine, un tel dispositif ne menacerait pas la ligne rouge iranienne s’il se cantonne à des moyens civils et s’il s’adosse à des règles arméniennes, il consoliderait l’argument d’Erevan selon lequel sa souveraineté est mieux garantie par une pluralité de partenaires que par une dépendance unique, et il donnerait à Téhéran un levier de confiance, cette page n’est pas écrite mais elle s’invite naturellement à la suite des annonces du mois d’août.
En toile de fond, la dimension sociétale et culturelle mérite de ne pas être oubliée, même si elle pèse moins dans les corrélations de forces, les communautés arméniennes d’Iran, leurs réseaux d’affaires et d’éducation, le dialogue universitaire et la circulation des artistes ont longtemps servi de liant silencieux entre les deux pays, dans une période où la région se refaçonne par les infrastructures et les rivalités de connectivité, ces liens doux et souvent invisibles sont des amortisseurs, ils n’abolissent pas les intérêts mais ils les humanisent, l’Arménie et l’Iran savent que l’architecture de sécurité ne tiendra que si des bénéfices concrets irriguent la vie quotidienne des riverains de l’Araxe, l’actualité apporte des annonces spectaculaires, la stabilité se construira dans la patience des chantiers, la qualité des contrôles et la confiance entre guichets.
Point final, si l’on devait résumer l’instant, l’Arménie et l’Iran se tiennent au bord d’une passerelle qui peut devenir un pont ou une fracture, tout dépendra de la manière dont un axe voulu pacificateur sera mis en œuvre, si ce ruban d’asphalte reste arménien dans sa substance et ouvert dans son usage, s’il s’adosse à une montée en gamme des échanges énergétiques et logistiques avec l’Iran, alors le voisinage pourra transformer la géographie en bien commun, si au contraire la défiance l’emporte, la frontière redeviendra un mur et l’Araxe un fossé, à l’heure où les cartes se redessinent, la sagesse consiste à préférer les routes qui se croisent aux lignes qui s’ignorent, les poètes disent que les fleuves ne se trompent jamais de mer, aux décideurs de faire en sorte que la politique n’égare pas le courant.
Sources
- Reuters – Iran threatens planned Trump corridor envisaged by Azerbaijan-Armenia peace deal
- Financial Times – Trump could transform Caucasus with Armenia-Azerbaijan peace
- RadioFreeEurope/RadioLiberty – Armenians React To US-Brokered Deal With Azerbaijan
- IRAM Center – The Zangezur Corridor and Iran's Strategic Calculus
- Jamnews – Iran's position on the Zangezur Corridor
- Iran International – Iran pushes back on Zangezur corridor deal, sets talks with Armenia
- Civilnet – EU observers to continue work in Armenia
- New Eastern Europe – Armenia's shifting foreign policy towards the European Union
- Jamestown Foundation – Iran's Gas Export to Armenia: From Energy Imbalance
- Tehran Times – Iran extends gas-for-electricity swap deal with Armenia
- Arka – Armenia to finish construction of Iran-Armenia overhead power line
- PanArmenian – Project to triple electricity exchange capacity with Iran
- IEA – Armenia 2022 Energy Policy Review
- The Armenian Weekly – What does the India-Iran Chabahar port deal mean for Armenia?
- APRI Institute – The Geopolitical Aspects of the India-Armenia Partnership
- Al Jazeera – Iran opens consulate in Armenia's Kapan
- Al Jazeera – Iran's president visits Armenia for talks on US-backed corridor
- Iran International – Armenia has pledged to respect Iran's red lines
- Carnegie Endowment – Could Armenia's Bid for EU Integration Finally Bring About Change?
- RadioFreeEurope/RadioLiberty – US Management of the Zangezur Corridor
- Reuters – In Armenia, rising ceasefire violations bring fears of war with Azerbaijan
- Hindustan Times – Armenia hails ties with Iran after US-brokered peace deal